#2 altérités
THÉÂTREPOÉTIQUEANTHROPOLOGIE
Erica Letailleur
8/8/20243 min read
Dans le travail que je mène au théâtre, depuis très longtemps, il y a un intérêt central pour des cultures autres. Cela a commencé dès ma sortie de l’école, avec une sorte d’enthousiasme irrépressible pour une pièce que j’avais aidée un ami à traduire du persan, puis à mettre en scène. Ce n’était pas nécessairement la pièce en elle-même qui m’avait interpellée ni l’ambiance délétère entre ces jeunes acteurs que nous étions, lancés corps et âme dans un projet esthétiquement et théâtralement pas si porteur. Il me semble que ce qui m’animait surtout déjà, c’était plutôt l’idée de m’engouffrer dans un ailleurs, à travers la pratique artistique. C’était une question de sonorités, de musique, de point de vue sur la vie et sur le monde. Et plus généralement aussi, la possibilité de faire passer un texte comme on passerait une balle.
En somme, exactement le même positionnement qui m’animait en tant qu’actrice, lorsque je cherchais à rendre compte en le jouant, d’un rôle que j’avais élucidé.
Rétrospectivement, je crois que c’est exactement cette posture qui m’anime aujourd’hui lorsque je fais le choix de traduire du théâtre, sur le théâtre, ou de mettre en scène.
Si l’on fait le lien entre traduction et théâtre, il me semble qu’au cœur de cette dynamique se trouve ce que Benoit de l’Estoile appelle « le goût des Autres »[1]. Et il me semble que c’est précisément ce mouvement qui constitue le socle de la démarche que nous avons choisie d’initier avec La Réenchanterie.
L’intérêt que nous portons pour le théâtre et pour les théâtres des autres (de Turquie, du bassin méditerranéen, du Brésil, etc.) se trouve précisément dans ce mouvement d’aller-retour qui est également le propre de l’ethnologue. Il s’agit à la fois d’ouvrir la porte à l’altérité (par l’expérience de la vie, les rencontres, le temps passé à comprendre et à opérer un changement de perspective sur le monde) et de rendre compte de l’expérience, au retour. Benoit de l’Estoile l’exprime ainsi au sujet de l’anthropologue (et il me semble que nous pourrions littéralement remplacer ce terme par celui de traducteur, ou par celui d’homme/femme de théâtre) :
« … [il] peut aussi assumer le fait que son désir de comprendre ce que vivent d’autres hommes ou femmes le place en position de médiateur privilégié, non pas en vertu d’une capacité unique d’intuition de l’altérité, mais parce que son parcours lui a fait doublement franchir la barrière des différences. Il a d’abord fait l’apprentissage d’un nouvel univers, dont il n’était pas familier, en parvenant peu à peu (…) à le maîtriser du point de vue pratique et cognitif. Il effectue ensuite le parcours en quelque sorte symétrique de retour. Autrement dit, il doit traduire ce qu’il a acquis sur le terrain pour le rendre accessible à d’autres interlocuteurs dans son univers d’origine… »
La problématique dépasse de loin la question de la traduction et intercale la relation au moi et à autrui dans une sorte de correspondance en miroir. Il me semble que l’art du théâtre, dans ce sens, se pose comme l’expression manifeste de plusieurs niveaux d’altérité distincts : l’altérité nucléaire de l’individu (chez l’acteur), l’altérité du corps commun du groupe et l’altérité du collectif, qui renvoie paradoxalement à ce que Laurent Terzieff appelait, quant à lui, une « unicité plurielle » – à la fois enseignante, réfléchissante et transcendante.
À mes yeux, le théâtre, c’est par excellence, une poétique des altérités.
[1] Benoit de l’Estoile, Le Goût des Autres. De l’exposition coloniale aux arts premiers, Flammarion, Paris, 2007, p. 423.