#4 alternance
Qu’est-ce qui relie les acteurs entre eux, au-delà de l’idée de la pièce ou du projet ? Comment construire une équipe animée par un véritable esprit de cohésion, autour de valeurs communes, autour d’une vision collective du projet, d’un univers créatif ? Bien sûr, les membres de l’équipe artistique apportent, au démarrage du projet, une motivation individuelle : de quelle manière faire converger les forces lorsqu’on pratique l’alternance pour un rôle ?
THÉÂTRERÉPÉTITIONSALTERNANCE
Erica Letailleur
8/25/20245 min read
Qu’est-ce qui relie les acteurs entre eux, au-delà de l’idée de la pièce ou du projet ? Comment construire une équipe animée par un véritable esprit de cohésion, autour de valeurs communes, autour d’une vision collective, d’un univers créatif ? Bien sûr, les membres de l’équipe artistique apportent, au démarrage, une motivation individuelle : de quelle manière faire converger les forces, a fortiori lorsqu’on pratique l’alternance pour un rôle ?
Alors que s’achève la « tournée de répétitions » pour Les Criminelles de Yunus Emre Gümüş, ce sont peut-être les questions les plus importantes qui se posent aujourd’hui. Pour rappel, comme les comédiennes investies dans le projet vivent aux quatre coins de la France, l’idée est de proposer des déplacements équitables, pour faire en sorte que chacune se déplace à tour de rôle. Nous appliquons donc trois solutions majeures :
le travail individuel dirigé, jusqu’en décembre, pour lequel je vais à leur rencontre ;
le travail à distance, avec un programme de tâches à accomplir et à envoyer au fur et à mesure ;
les résidences (une période près de chez chacune).
Trois comédiennes sont impliquées dans le projet : deux d’entre elles joueront en alternance. Au vu de la distribution et de la situation géographique de chacune d’entre nous, la question de la cohésion d’équipe se pose à plusieurs niveaux : il y a, tout d’abord, la problématique de l’alternance, qui risque de générer des tensions.
Les Criminelles représente un projet long : nous avons commencé le travail en juin 2024 pour une première à la fin du mois de mai 2025. Un an, c’est court et c’est long à la fois. J’envisage la préparation comme une course d’endurance, qui implique également l’anticipation d’éventuels forfaits, découragements et conflits.
Par mesure de prudence, j’ai préféré maintenir une équipe de trois comédiennes, plutôt que d’imaginer garder un ou deux profils sous le coude en cas de pépin. Cela signifie que ce mode de fonctionnement implique un roulement dans la distribution et questionne l’idée de propriété du rôle. En réalité, ce que j’envisage, à terme, c’est que chacune des comédiennes puisse porter deux rôles en alternance : Léa à la fois Sultan et le petit rôle de la Journaliste-Présentatrice, par exemple. Cela suppose donc un investissement de chacune envers l’œuvre, envers le projet en général, plutôt qu’envers le rôle.
Cela va se traduire également, à terme, dans l’ensemble des actions envers les publics que nous allons mettre en place. J’imagine notamment travailler avec des Facultés de Droit ou avec l’École du Barreau ou de la Magistrature, sur le droit de réponse des femmes victimes de violences. Peut-être en proposant une reconstitution fictive du procès des deux protagonistes. J’imagine également des moments de réflexion et d’échange avec des associations militant pour la défense des femmes victimes de violences. Ou encore, avec des professionnels de santé, par exemple. Tout cela sera pensé et mis en œuvre avec l’équipe, bien entendu. Et cela fédère, au-delà de la question du rôle et de l’interprétation. La pièce est alors un prétexte et pas uniquement un objet esthétique. Cela suppose d’effectuer des recherches, de poser des questions communes, d’engager des moments de réflexion, des à côté du plateau – même si c’est l’expérience de la scène, qui prélude à tout cela.
Pour le moment, nous sommes encore au stade de la découverte, où chacune des actrices a besoin de s’accrocher à l’idée du rôle qu’elle jouera. C’est une vision autocentrée nécessaire à l’entrée en matière dans le travail et l’œuvre. Il ne s’agit pas seulement, pour elles, de découvrir la pièce, mais aussi tout l’univers dont celle-ci est porteuse. C’est également le moment d’apprivoiser leurs inquiétudes naturelles lorsqu’on commence un travail nouveau, avec une équipe nouvelle et une manière de travailler dont elles ne sont pas non plus familières.
Ma manière d’aborder le travail par exemple, peut les dérouter : j’en suis consciente. Il s’agit ici de ne pas faire de concessions, car la qualité du jeu est intrinsèquement liée à cette entrée dans la matière vivante du rôle. C’est une approche inhabituelle, parce qu’elle n’est pas efficace dans le sens où je ne partage pas avec elles à ce stade, mes préoccupations concernant la finalité formelle du travail : je ne leur dévoile pas comment ce sera et elles peuvent avoir l'impression d'avancer à tâtons. Oui, cela peut dérouter et plonger les actrices face à elles-mêmes, au démarrage.
Par exemple, concrètement, il me semble avoir compris qu’elles avaient des inquiétudes liées à la mise en scène matérielle de la pièce (comme apprendre le texte par cœur, savoir « quels gestes » faire, quel « ton employer », etc.) et il s’agit de préoccupations qui sont très éloignées de ma manière de travailler. Mon premier objectif, lors de cette entrée en matière durant laquelle je suis passée leur rendre visite individuellement (dans le Var, puis dans la Vienne), est de leur permettre d’entrer dans le rôle, d’introduire et de présenter en action cette approche, et de leur donner à chacune un objectif personnel en vue du moment où nous nous retrouverons toutes en résidence de création pour la première fois, en décembre.
De plus, le premier acte, constitué de longs soliloques, est surtout propice à l’introspection et à une plongée en soi-même. Faire équipe dans ces conditions et pour le moment, c’est surtout, pour les comédiennes, garder en conscience que le collectif viendra après et faire confiance (à elles-mêmes, aux autres, à moi). C’est un passage délicat.
Pour préparer le terrain, construire la relation et nourrir leur imaginaire d'actrices et leur approche méthodologique, je leur propose des lectures, des rendez-vous téléphoniques, je prépare des messages communs : cela permettra, à terme, de constituer un univers de réflexion et de créativité partagés. Pour le moment, il est évident que ce monde-là, elles l’envisagent chacune de manière très intime, et c’est très bien. Lorsque nous nous retrouverons en décembre, il s’agira de faire se croiser ces perspectives profondément personnelles. C’est dans la mise ensemble de ce qui peut être partagé, en balancement avec ce qui ne peut pas l’être – dans l’aller-retour entre le partage et l’intime, que se négociera alors la relation entre les membres de notre équipe. Cela aussi, surtout, c’est une alternance.