#5 un cri silencieux
Le théâtre nous conduit parfois à accepter que les choses que nous faisons nous dépassent. Dans Les Aventures merveilleuses de l’inexistante Ayşe de Zeynep Kaçar, je pousse un cri silencieux qu’on entend avec les yeux, parce qu’il est visible sur la scène du théâtre : c’est le spectateur qui le reçoit, qui l’interprète et lui donne sens.
THÉÂTREFÉMINISMEPOÉTIQUE
Erica Letailleur
9/6/2024
Il y a quelques jours, j’ai donné une représentation des Aventures merveilleuses de l’inexistante Ayşe, de Zeynep Kaçar, au Bruit du Trapèze. C’est un tiers-lieu installé dans l’ancienne école du village de Persac, dans la Vienne. Dans la salle, il y avait une quarantaine de personnes, à la fois des habitants de longue date et des néo-ruraux en quête de paix et d’un mode de vie plus adapté à leurs idéaux.
A la fin de la représentation, j’ai discuté avec le public, comme d’habitude. Un homme avait été profondément touché par la pièce, notamment parce que la figure de cette Ayşe qui n’a jamais chanté sa chanson l’avait renvoyé à l’actualité en Afghanistan et à l’interdiction faite aux femmes de chanter et même de parler en public. Ce rapprochement était à la fois cruellement vrai et surprenant – parce que la situation de ces femmes auxquelles on refuse le droit d’exister en leur interdisant de faire entendre le son de leur voix me paraissait sans commune mesure avec la situation de la pièce, dans laquelle la violence est issue de la banalité du quotidien et d’injonctions très profondément ancrées dans nos sociétés non traditionnalistes, au point de nous sembler banales et même pas vraiment violentes (alors qu’elles le sont indiscutablement) : c’est la famille, les contes, l’école, les professeurs, les voisins, les patrons, l’institution, la société au sens large qui génère l’autocensure, pour le personnage de la pièce. Alors qu’en Afghanistan, pour une femme aujourd’hui, faire entendre le son de sa voix, c’est désormais une question de mort. Ces femmes-là disparaissent dans leur propre silence imposé par la loi. Elles tombent aussi dans le nôtre, qui porte le nom d’ignorance et d’oubli, le plus souvent.
Et c’est à ce stade de mes réflexions que je me suis rendue à l’évidence : c’est exactement ce que dit Zeynep Kaçar à la fin de la pièce :
« Une chanson qui n’est pas chantée disparaît dans le silence. A cet instant, j’ai compris. Ayşe sans chanson n’avait jamais existé. »
A cet instant, j’ai compris moi aussi que plus je jouais cette pièce, plus j’allais à la rencontre des publics dans des conditions parfois inhabituelles (comme cette école qui n’en est plus une, comme dans les salons des maisons où l’on m’invite, dans des jardins, dans des centres de formation…), plus sa finesse et sa force se dévoilent. Plus je suis fière de porter ce projet.
Il y a, à un moment, dans le travail que je fais avec cette pièce, un cri silencieux. Au départ, il s’agit d’une trace visible de la généalogie de ma propre histoire d’actrice et un hommage aux quinze ans que j’ai passés à travailler auprès du metteur en scène Ali Ihsan Kaleci. De mon point de vue de comédienne, c’est un élément capital dans la construction du rôle et de l’interprétation – c’est un point de structuration, une clé, un ingrédient de cuisine interne et secrète. De mon point de vue de metteur en scène, c’est le climax. Il concentre dans l’espace et dans le temps, le sens entier de la pièce : une sorte de résumé vivant en quatre dimensions. Un cri silencieux.
Du point de vue des spectateurs, beaucoup m’ont interpellée sur son sens. Parce que c’est également un point d’orgue poétique, dans lequel je comprends, au fur et à mesure que je reçois des témoignages, qu’il s’agit du moment le plus propice à recueillir tout ce que chacun et chacune peut associer à cette action. Toutes celles et ceux qui m’en ont parlé s’accordent cependant sur un point : c’est le cri d’une victime qui ne peut pas se faire entendre, ou qu’on n’entend pas – parce qu’on ne veut pas, ou parce qu’on ne peut pas. Et cela, c’est encore une fois l’image juste de ces femmes dans le monde entier, dont on n’entend ni la parole, ni le cri, ni la chanson.
Je n’ai jamais pensé particulièrement faire un théâtre militant. L’une des raisons principales, c’est qu’à mes yeux, le théâtre est profondément politique par essence et que je ne vois pas la nécessité de le surligner : ce serait presque un pléonasme. Mais aujourd’hui, porter à la scène l’œuvre de Zeynep Kaçar comme celle de Yunus Emre Gümüş avec Les Criminelles, c’est-à-dire des œuvres féministes du répertoire turc contemporain, c’est important de prendre conscience et d’assumer qu’il s’agit d’une forme de militantisme, aussi.
Le théâtre nous conduit parfois à accepter que les choses que nous faisons nous dépassent. Dans Les Aventures merveilleuses de l’inexistante Ayşe, je pousse un cri silencieux qu’on entend avec les yeux, parce qu’il est visible sur la scène du théâtre : c’est le spectateur qui le reçoit, qui l’interprète et lui donne sens. La force vivante de la représentation, c’est aussi cela.