#7 légitimité

Quelle différence entre amateurs et professionnels ? Bien que le salaire soit une différence évidente, la véritable question réside dans le sentiment de légitimité. La notion de "métier" et de "technique" semble parfois s'opposer à celle de "grâce" ou de "talent", qui échappe à toute mesure objective. Au fond, se sentir légitime n’aurait donc pas de lien direct avec le fait de passer plus de temps, d’avoir une technique plus aboutie ou des fiches de paye plus garnies, mais serait plutôt liée à cette perception intime de son talent propre, comme si celui-ci légitimait la présence de l’acteur au plateau.

Erica Letailleur

9/26/20247 min read

Ce qui distingue l’amateur du professionnel, d’un point de vue administratif comme d’un point de vue pratique, c’est le salaire, évidemment. Mais lorsque je choisis de ne pas faire de distinction catégorielle entre les personnes issues d’un parcours amateur et celles issues d’un parcours professionnel dans l’organisation de La Réenchanterie, cela ne s’appuie pas seulement sur cette distinction-là. En effet, à terme, il serait idéal que toutes et tous soient rémunérés pour l’activité mise en œuvre dans le cadre de la compagnie. C’est ce à quoi nous aspirons et il s’agit d’une spécificité de notre modèle économique en construction, sur lequel je ne reviendrai pas maintenant, si ce n’est pour souligner qu’au cœur de notre réflexion, ce sont l’équité et l’équilibre qui dictent les règles.

Pour le moment, ce qui me préoccupe, c’est plutôt une question de fond. Je me demande si structurellement, artistiquement, il y a une différence entre ce que produit un professionnel et ce que produit un amateur – même si je sais bien qu’il est important d’éviter les généralités. Dans ce sens, il serait déjà utile de se demander qui se considère comme amateur et qui se considère professionnel. Et là, c’est amusant, parce que cela rejoint une question de perception et de point de vue.

Je ne veux pas citer de noms, mais je donnerai tout de même un exemple. Il y a une comédienne dans notre équipe qui se demande si elle est bien légitime car elle exerce un autre métier – c’est-à-dire qu’elle cumule deux types de revenus. Dans ce sens, elle se considère plutôt comme amateure.

En réalité, lorsqu’on oppose la perception de l’amateurisme et du professionnalisme, c’est souvent sur une question de légitimité ou plutôt de sentiment de légitimité que l’on soulève sans le vouloir.

Pour le CNRTL, l’activité de l’amateur se distingue de l'activité professionnelle correspondante par la moindre régularité et/ou la moindre qualification de celui qui l'exerce. Dans ce sens, un amateur serait peut-être moins pointu qu’un professionnel, parce qu’il passerait moins de temps ou serait moins qualifié pour exercer le métier.

Pour mieux comprendre, je pense qu’il faut revenir à l’idée du travail créateur, parce que c’est une notion qui pose question à différent niveaux, notamment concernant la valeur du travail en regard de ce qui définit la créativité et ses objets d’une part, la relation entre le collectif et l’individu d’autre part, l’évaluation et la concurrence, enfin. Les catégorisations qui y affèrent me semblent à l’exacte mesure de la complexité du phénomène de création lui-même, si on l’envisage à l’échelle sociale du travail – car finalement, c’est bien de cela qu’il s’agit, lorsqu’on pense à l’écart entre amateur et professionnel.

S’agissant des typologies du travail créateur, celles-ci s’efforcent toutes, généralement, de distinguer les contradictions à l’œuvre dans la perception de l’art à l’échelle socio-économique. C’est ainsi que Celia Bense Ferreira Alves propose tout d’abord et simplement de poser une distinction entre « les catégories indigènes de “l’Artistique” et celles relevant du “Technique” et de “l’Administratif” », pour cerner la base de la division du travail au sein d’une compagnie théâtrale – tout en sachant qu’il est nécessaire de relativiser ces catégories qui deviennent poreuses et s’entremêlent en regard de la taille et du système propre aux différents modèles de chaque compagnie théâtrale, comme c’est le cas à La Réenchanterie, où tout s’entremêle un peu, tout en sachant que, précisément, c’est aussi pour cette raison que nous choisissons de ne pas faire de distinction de fond entre amateurs et professionnels : parce que nous préférons donner plus de place à ceux qui savent mieux faire, même si ce n’est pas leur métier de tous les jours grâce auquel ils remplissent leur frigo et payent leur loyer. D’autre part, plus récemment, Charles Calamel a proposé une typologie de l’expérience artistique, distincte du travail créateur en ce qu’elle s’attache non pas tant à déterminer les cadres du fonctionnement du travail de création dans une perspective socio-économique, qu’à les considérer du point de vue de la mise en œuvre d’une pratique artistique stricto sensu. De cette manière, dans son étude, il vise tout d’abord à mettre en exergue les valeurs fondamentales du travail artistique.

Il distingue ainsi, à partir de cette typologie, différentes figures de l’expérience artistique dont, notamment, « l’agir professionnel », faisant référence à celui qui est considéré comme étant « un artiste autonome », figure idéale correspondant à une vocation originelle, dotée d’un projet personnel fort et ayant effectué une intégration active dans le milieu, ce qui lui permettrait de pouvoir évoluer dans des contextes fortement institutionnalisés, tout comme dans des milieux divers grâce à sa grande faculté de choix, qui déterminerait son autonomie artistique.

Pour autant et ainsi que le chercheur lui-même émet des nuances face à ce type « d’artiste autonome », celui-ci reste contingent à la force d’autoprésentation des artistes avec lesquels le sociologue s’est entretenu. Dans le cas de notre comédienne qui pense manquer de légitimité, on pourrait penser qu’elle n’est pas autonome tout simplement parce qu’elle n’ose pas le revendiquer, en somme. Dans ce sens, il me paraît important de relativiser cette typologie, par rapport à une réflexion sur les discours des artistes de théâtre sur leur pratique. Car si la taxinomie relative à la création dans le champ du travail et de la professionnalisation est complexe, elle peut également se prêter au jeu de l’interprétation et de la transformation des discours, puisque ces derniers existent et sont déduits d’un contexte extrêmement différentiel.

Je repense à un échange entre Jeanne Moreau et François Chalais, que j’ai entendu dans une interview :

« François Chalais – C’est bien le mot que vous employez : le mot “métier” ? vous avez même, il me semble, une profession tellement absorbante qu’elle n’a plus de nom. Vous dites “le métier”. […] Qu’est-ce que c’est, exactement, que ce métier ?

Jeanne Moreau – Oh, bah ! Ce métier, c’est très difficile… Bien sûr, c’est un métier quand on considère les efforts que nous avons à fournir […], mais il y a quelque chose d’impondérable qui intervient, à partir du moment où nous faisons notre métier. »

Encore une fois, c’est une question de vocabulaire. Si de nombreux artistes et penseurs du théâtre clament depuis toujours la nécessité d’une méthode, d’un art (au sens de savoir), d’une technique, d’une maîtrise qui viendrait compléter la grâce, la vocation et le talent, la question du métier, notamment à partir du XXème siècle et des connotations économiques que prend le terme, semble pour certains être une donnée incompatible avec la notion de créativité inhérente à la profession. C’est ainsi qu’Edwige Feuillère souligne :

« Le métier d’acteur, si tant est que l’on puisse parler de métier, mot qui implique une continuité, une sécurité, alors que notre art doit être un incessant devenir, exige que nous soyons capables de cette réflexion aux aguets qui ne se satisfait jamais de son expérience. »

Il est notoire, ici, que le terme « métier » semble envisagé par l’actrice comme lié au champ lexical de la professionnalisation, impliquant « continuité » et « sécurité », ce que le terme n’englobe en réalité que de manière partielle. En effet, le mot est issu du latin ministerium, qui renvoie à la notion de service, de fonction servile et de service divin ou sacerdotal. Or, le terme tel qu’il est ici employé par Edwige Feuillère, s’opposerait à l’idée de l’amateurisme, du dilettantisme ou de l’intermittence même, dans le sens où il serait envisagé comme « une activité dont on vit ». Pourtant, il est attesté dès la fin du XIXème siècle que le terme « acteur », de même que ses dérivés et synonymes lexicographiques, ne renvoie pas à une conception fondée sur une notion de professionnalisation (au sens économique du terme), mais à une fonction dans le cadre de la production des spectacles.

C’est une sorte de lapalissade, de dire que les acteurs de théâtre (ou les membres d’une compagnie en général) peuvent être ou ne pas être rémunérés, ou être ou ne pas être en situation d’amateurisme. Elle permet néanmoins, outre la question de la légitimité, de s’intéresser à cette autre distinction faite sur le plan professionnel entre métier et art, comme si ces deux notions s’opposaient, l’une étant supposées intégrer une notion de normalisation aliénante et l’autre, non. Cela n’est, en réalité, par le cas, dans la mesure où le terme « métier » implique une notion de service. D’autre part, il recouvre également, dans son acception moderne, une notion liée à l’artisanat. De la même manière, le terme « art » renvoie à la notion de technique, au sens premier du terme.

Et cette « technique », si l’on peut s’exprimer ainsi, semble avant tout liée à l’exigence d’une profonde connaissance du fonctionnement humain. Par exemple, Philippe Torreton dit :

« Devenir comédien, c’est apprendre à parler de l’être humain comme on apprend à parler une langue vivante en la pratiquant, en s’y immergeant. Son corps et sa voix ne sont pas forcément des instruments. Ce n’est pas en faisant des exercices que l’on apprend à être comédien […]. Le seul vrai instrument du comédien, c’est l’être humain qu’il deviendra. »

Ici, l’idée d’un acteur accompli en tant qu’être humain tendant vers un idéal, au titre et en substitution d’une technicité qui resterait relative, affleure. Et malgré l’importance essentielle des techniques et des savoir-faire de l’acteur, se développe en parallèle une rhétorique fondée sur l’affirmation constante d’un besoin de grâce, de talent et a minima, d’une aspiration. C’est ainsi qu’il se dégage de l’idée générale que l’on se fait du métier une confusion entre la technique, le savoir-faire d’un côté et le don, le talent, la grâce de l’autre. En réalité, il me semble que cette question de talent échappe par nature à toute velléité de saisissement par l’esprit, à un point tel qu’il semble être, dans son expression comme dans sa perception, totalement laissé au jugement et à l’appréciation de l’individu par des individus, à partir de critères individuels.

Finalement, se sentir légitime n’aurait donc pas de lien direct avec le fait de passer plus de temps, d’avoir une technique plus aboutie ou des fiches de paye plus garnies, mais serait plutôt liée à cette perception intime de son talent propre, comme si celui-ci légitimait la présence de l’acteur au plateau.