#9 hors-les-murs
Hors les murs, hors la langue, hors de soi : finalement, la question est à la fois culturelle, à la fois personnelle, à la fois éminemment théâtrale.
Erica Letailleur
10/10/20244 min read
Cette semaine, La Réenchanterie était au Festival Skampa, à Elbasan en Albanie et c’est avec Les Aventures merveilleuses de l’inexistante Ayşe, de Zeynep Kaçar, que nous nous y sommes rendus.
Pour sa 26ème édition, le directeur artistique, Adonis Filipi, a choisi d’inventer une programmation hors les murs du théâtre : un pari risqué, lorsqu’on considère que la ville d’Elbasan a tout d’une province rurale, où l’accès à la culture reste bien différent du dynamisme et de l’effervescence que l’on trouve à Tirana. Dans ce sens, il a mis un point d’honneur à rendre chaque représentation unique, comme mise en œuvre d’une rencontre entre des artistes, leur œuvre, un lieu et un public, ciblés chaque fois de manière extrêmement minutieuse. En apparence, Skampa n’a plus le faste des premières années, lorsque l’organisation avait les moyens de faire venir, grâce aux fonds généreux du Ministère de la Culture et des ambassades, de larges distributions, avec de gros cubages de décors affrétés depuis le monde entier.
Aujourd’hui, Skampa est en apparence un petit festival de province. C’est simple à dire. C’est un festival international qui se déploie en zone rurale et qui survit malgré d’importantes coupes budgétaires, grâce à la volonté de son directeur et d’une équipe resserrée, familiale, qui gère le festival à coups d’humanité et de bienveillance.
Hors-les-murs, nous l’avons été lorsque nous avons accepté de voyager en Albanie pour jouer en français, une pièce turque. Et la représentation a eu lieu à la bibliothèque municipale, de plein pied, dans une salle toute en marbre à l’acoustique très brillante, où les casiers de classement des fiches d’indexation sont alignés contre les murs de la grande pièce centrale où s’est déroulée la représentation. Dans les sous-sols de la bibliothèque, une archive commençant à la fin de l’époque ottomane, rappelle que le pays porte une histoire récente extrêmement chargée. Nous avons joué entre ces meubles contenant des informations précieuses qui renvoient aux journaux, documents et éléments d’archive : plus entre les pages qu’entre des murs.
Mais au-delà de la question des murs, il y a la question de la langue et de la perception. Le lien entre le choix du lieu et le public est fondamental, dans ce sens : c’est parce que l’on choisit de faire théâtre dans tel ou tel lieu que le vivant de la représentation se manifeste. La pièce en français a été jouée devant un public dont une partie parlait ou comprenait le français, puisqu’Adonis et son équipe ont eu l’intelligence et la délicatesse d’inviter des expatriés et un public de lycéens francophones. Cela signifie que tout le reste de la salle ne comprenait pas un mot de ce que nous leur avons présenté. Pour autant, l’attention et l’enthousiasme avec lesquels ils ont suivi la représentation ont été extrêmement touchants.
Cela me fait penser qu’évidemment, il s’agissait dans un sens d’aller à la rencontre du public, mais pas uniquement, en réalité. C’était aussi offrir la possibilité au public de venir à notre rencontre. Par exemple, il y avait cet homme, à la bibliothèque d’Elbasan, quand nous sommes arrivés pour installer la performance, qui était en train de lire un journal. Un cuisinier à la recherche d’un travail, qui occupait ses journées en partie à la bibliothèque. C’est parce que nous sommes venus à cet endroit précis qu’il a assisté à la représentation, presque par hasard – et il s’est alors souvenu qu’il avait appris le français, il y a longtemps. Puis cet homme, le soir même, est venu voir une autre pièce, dans l’un des autres lieux du festival, avec l’un de ses amis.
D’un autre côté, les échanges que nous avons eus avec les artistes qui participaient également au festival et qui avaient vu la pièce m’ont aussi fait prendre conscience de quelque chose de très intéressant qui dépasse la question des simples murs du théâtre : aller hors de la langue, c’est aussi prendre le risque de l’incompréhension – de la même manière qu’aller hors les murs, c’est prendre le risque de ne pas rencontrer son public. Ce qui est beau ici, c’est que l’absence de compréhension de la langue a permis aux spectateurs d’interpréter totalement leur propre réception de l’œuvre. Pour l’une des actrices grecques qui était là, par exemple, le titre était incompréhensible car elle ne lisait ni le français ni l’albanais. Elle ne savait absolument pas ce qu’elle avait vu et n’avait dessus aucun conditionnement a priori. Elle a donc imaginé qu’il s’agissait d’un témoignage personnel, car elle a associé la sincérité de mon jeu avec un récit de vie. Son retour a été à la fois surprenant et intéressant, car il m’a permis de comprendre que le déplacement culturel qui m’avait permis de traduire et monter la pièce de Zeynep Kaçar a permis de déposséder la pièce de ses attributs culturels (ceux de l’autrice, mais également les miens, d’une certaine manière). Elle m’a parlé de chants turcs et de mimiques qui avaient un air français – je ne sais pas ce que c’est, mais cela semble toucher l’idée d’une hybridation, dans laquelle les marqueurs culturels ne sont plus très nets, et où ce qui compte devient fondamentalement le sens du récit qui se tisse au-delà des mots – par des regards, des impulsions, des sensations, des sons, le rythme de la parole, les actions, etc. Même s’il échappe, on le ressent. C’est le travail interne de l’acteur, qui permet d’effleurer cette réalité d’un récit de soi, qui n’est pas soi évidemment. On en vient toujours au même point, finalement : l’acteur est au centre et peu importent les murs.
Hors les murs, hors la langue, hors de soi : finalement, la question est à la fois culturelle, à la fois personnelle, à la fois éminemment théâtrale. Une chose me paraît certaine, après cette expérience : sortir de l’entre-soi pour aller à la rencontre des autres et du monde permet de toucher l’essence du théâtre que nous souhaitons faire – mais cela, nous le savions déjà.