les criminelles
une pièce de Yunus Emre Gümüş
traduite du turc par Erica Letailleur
mise en scène par Erica Letailleur
la pièce
Les Criminelles met en scène deux femmes : Yeşim, propriétaire et femme au foyer, et Sultan, femme de ménage. L’action se passe dans l’appartement de Yeşim, où Sultan est employée.
Lorsque le rideau s’ouvre, la journée commence pour les deux femmes, chacune occupée à ses activités quotidiennes. Yeşim téléphone à sa fille et occupe son temps sur Internet, pendant que Sultan fait le ménage. Isolées dans leurs pensées et ressassant les difficultés qui sont les leurs au quotidien, elles ne prêtent pas particulièrement attention l’une à l’autre. Deux monologues se tissent parallèlement, montrant leur isolement et leur détresse : Yeşim semble abandonnée par son époux qui « n’est plus là », tandis que Sultan subit chaque jour des violences conjugales.
Dans cette pièce, les deux héroïnes transcendent l’assassinat de leur mari violent en réponse aux maltraitances dont toutes les femmes auxquelles "on a nié le droit à l’existence" sont victimes. L’œuvre évoque ici une réponse tragique, démesurée, grinçante, impossible, grotesque, donnée par des femmes opprimées à l’ensemble des carcans sociétaux qui les ont entravées.
Selon son auteur, Les Criminelles est une comédie noire. Les deux femmes qu'elle met en scène appartiennent à deux mondes différents. Sultan, représente celles qui sont malheureuses parce qu’elles n’ont rien. Yeşim, celles qui ont tout mais qui ne peuvent pas être heureuses. Entre elles, un point commun : les maltraitances dont elles sont victimes de la part de leur époux et finalement, l’assassinat de leur mari devenu bourreau. Toutes deux, impliquées dans un crime domestique, cherchent à transcender leur geste en en faisant un manifeste en faveur de toutes les femmes victimes de maltraitances. C’est ainsi qu’elles filment leurs aveux en direct sur les réseaux sociaux, permettant à la justice de suivre son cours, mais également aux associations militantes de s’emparer de leur image pour créer jurisprudence.
Selon la psychologue Patricia Mercader, les femmes battues qui tuent « ne s’appartiennent pas, ou plutôt tout se passe comme si elles avaient été exposées, intellectuellement, corporellement, sexuellement, à un véritable interdit de s’appartenir qui ne peut que les limiter de toutes parts. » A travers la combinaison du grotesque et du drame psychologique, Yunus Emre Gümüş signe une œuvre fine, qui offre de multiples possibilités créatives au plateau. Sa dimension politique évidente rappelle à quel point le sujet traité dans la pièce concerne chacun.e d’entre nous.
La pièce relate sans le montrer « l’enfer froid » évoqué par Patricia Mercader au sujet des femmes victimes de violences, qui finissent par y répondre pour se défendre. Si Yeşim a tué en réaction à l’indifférence et aux manipulations de son époux pour lequel elle est devenue rien moins qu’un objet, Sultan, elle, réagit face aux violences dont elle témoigne que sa fille est victime de la part de son mari.
On constate au fil de l’œuvre et dans la relation de complicité qui se tisse entre les deux protagonistes que la mesure de la maltraitance comme la mesure du crime qui répond aux violences est à la fois relative, complexe et extrêmement profonde : qui pourra juger Yeşim ? Qui pourra juger Sultan ?
Dans ce sens, Les Criminelles est une œuvre qui interroge notre sens éthique face aux violences dont les femmes sont victimes et à leur droit de réponse.
SULTAN Nous avouons !
YEŞİM Nous avons agi avant qu’ils ne le fassent.
SULTAN Et nous avons tué nos maris !
YEŞİM Nous regrettons !
SULTAN (Se tournant vers Yeşim) Nous regrettons ?
YEŞİM D’avoir résisté tout ce temps !
SULTAN D’avoir gâché ma jeunesse !
YEŞİM D’avoir supporté toute cette grossièreté, tous ces amis stupides, toutes ces actions, d’avoir coupé mes cheveux alors que je n’étais pas d’accord, d’avoir réfléchi à comment m’habiller pour qu’il ne se mette pas en colère, d’avoir renoncé à moi-même pour lui offrir ce qu’il voulait…
SULTAN De m’être sentie obligée de te regarder, d’être venue quand tu m’appelais, d’être partie quand tu me le disais, d’avoir supporté ces injures, ces regards humiliants, d’avoir permis que tu me considères avec mépris…
YEŞİM De m’être tue…
SULTAN D’avoir attendu…
YEŞİM De m’être sentie seule…
SULTAN De m’être sentie faible…
Silence.
LES DEUX JE REGRETTE !
multimédia et tradition ottomane
La création en français des Criminelles est prévue pour la saison 2024-2025. Programmée au théâtre Antibéa (Antibes), notre travail portera sur la relation au public grâce à une recherche à mi-chemin entre l'utilisation des réseaux-sociaux et du numérique d'une part, et à un travail sur la tradition ottomane de l'orta oyunu, d'autre part. Notre objectif : être en capacité de proposer cette œuvre dans les théâtres comme dans l'espace public, grâce à un dispositif modulable.
Résolument moderne, la pièce donne aux réseaux sociaux un rôle extrêmement important, puisque c’est par leur intermédiaire que les deux femmes vont se trouver érigées en symbole de la résistance féministe et bénéficier d’un allègement de peine, grâce à l’intervention des followers, à la fin de la pièce.
Cette dimension interroge également, du point de vue dramaturgique, sur la relation entre l’aspect personnel du crime et des maltraitances subies par ces personnages en particulier, et l’anonymat (l’opinion publique derrière les followers des comptes créés par les personnages, mais aussi celui de toutes les femmes victimes de violences, largement évoquées dans l’œuvre).
Par ailleurs, du point de vue de la mise en scène, la dramaturgie de Yunus Emre Gümüş donne la part belle au numérique et à la vidéo, puisqu’il est prévu par l’auteur que les interactions des protagonistes sur les réseaux sociaux soient intégrées à la scénographie, à travers un dispositif de mapping. Ici, nous aurons recours à un procédé unique, qui permettra de diffuser en direct la vidéo tournée par les protagonistes sur les téléphones portables du public, grâce à un QR code associé à la représentation.
La dimension contemporaine, politique de la pièce et son aspect grinçant sont, par ailleurs, nourries par un humour raffiné, hérité des scenari classiques de l’Orta Oyunu (ou “jeu du milieu” : une forme de théâtre ottoman traditionnel et urbain) – que l’on reconnaît en filigrane, notamment dans l’organisation de l’espace de jeu et dans la typologie des caractères.
Comme dans la forme traditionnelle de l’orta oyunu, l’espace décrit par l’auteur dans les didascalies qui ouvrent l’œuvre, représente plusieurs pièces de l’appartement de Yeşim, symbolisées par des objets et des éléments de mobilier. Une circulation des actrices dans l’espace de jeu est prévue de manière fluide (les cloisons entre les pièces ne sont pas représentées), comme c’est le cas dans la tradition ottomane, où l’espace de jeu circulaire (censé représenter le monde à travers l’image d’une boutique ou d’un logement) était délimité par un ruban, afin de le séparer du public. Dans Les Criminelles, ce ruban n’est finalement pas matériel, puisqu’il est également symbolisé numériquement par la relation avec l’écran sur lequel s’affichent les données des réseaux sociaux.
Par ailleurs, la relation entre les deux personnages et leur caractère est également alimentée par la tradition et offre des possibilités de jeu particulièrement riches et dynamiques pour les interprètes. Dans l’orta oyunu, on trouve, en effet, deux personnages principaux : Kavuklu, représentant l’homme du peuple, spontané, souvent ignorant, au langage fleuri et plein de maladresses d’un côté et Pişekâr représentant le savant, réfléchi, au langage châtié et plein d’astuces. Dans la pièce ces traits de caractère se retrouvent aisément chez Sultan que l’on pourrait comparer à Kavuklu et chez Yeşim, en qui l’on retrouve des traits de Pişekâr.