#3 distance
Accepter de travailler avec des personnes qui sont loin, c’est accepter une distorsion du temps : c’est rendre le processus de création plus long parce que les gens sont plus loin les uns des autres, tout simplement. C’est accepter de s’engager dans une marge entre plusieurs espaces, entre plusieurs temporalités. Un peu comme une faille sismique. C’est percevoir le temps de manière non nécessairement linéaire et l’espace de manière non nécessairement plane.
THÉÂTRERÉPÉTITIONSÉCO-CRÉATION
Erica Letailleur
8/15/20248 min read
« Loin des yeux, loin du cœur », dit le proverbe. Pourtant, les choses ne sont pas si élémentaires, à l’heure où les moyens techniques et technologiques permettent de réduire les durées et les distances. Nous vivons dans un monde dans lequel l’espace-temps est compressé, d’une certaine manière. Il me semble que c’est précisément aussi l’une des caractéristiques du théâtre : pouvoir modeler le temps et l’espace.
Dans le processus de création théâtrale, l’espace et le temps sont évidemment intrinsèquement liés. Il existe un ici et maintenant qui prévaut dans les répétitions comme dans la représentation, a fortiori pour l’acteur.
Accepter de travailler avec des personnes qui sont loin, c’est accepter une distorsion du temps : c’est rendre le processus de création plus long parce que les gens sont plus loin les uns des autres, tout simplement. C’est accepter de s’engager dans une marge entre plusieurs espaces, entre plusieurs temporalités. Un peu comme une faille sismique. C’est percevoir le temps de manière non nécessairement linéaire et l’espace de manière non nécessairement plane.
Quand je vivais à Paris, la question de la proximité avec mes collaborateurs ne s’était jamais posée : je travaillais avec les personnes qui vivaient dans le coin et jamais je n’aurais imaginé qu’il pouvait être délicat de travailler avec des personnes qui ne vivaient pas dans le coin – certainement aussi, de manière inconsciente et involontaire, parce que la centralité de Paris faisait que le problème ne se posait pas de mon point de vue, même s’il se posait pour les autres. Il y avait bien des personnes qui venaient de province pour travailler avec nous parfois, et que j’hébergeais même, souvent. Jamais je ne me suis rendu compte, à cette période, que le déplacement impliquait une série de contraintes qui n’étaient pas toujours propres au développement de la créativité et du collectif – au-delà des questions de logistique et de budget. Et même, pendant une longue période, parce que nous organisions des résidences en Cappadoce avec Ideogram Théâtre, le déplacement dans un lieu de création inconnu des artistes qui participaient était même l’un des facteurs essentiels du processus. Précisément, ce déplacement dans un lieu et une culture autres créaient un espace-temps à part, une sorte de non-lieu, de non-temps, qui est aussi, il me semble, l’une des caractéristiques du théâtre – mais c’est un autre sujet.
Maintenant que j’habite à Antibes (et que La Réenchanterie est installée là) c’est un petit peu différent : il y a parfois des personnes avec lesquelles nous sommes conduits à vouloir travailler et ces personnes n’habitent pas toujours à une trentaine de minutes en moyenne du lieu de répétitions.
Pour Les Criminelles, de Yunus Emre Gümüş, par exemple, dont la première est prévue au Théâtre Antibéa le 30 mai 2025, la question géographique n’a pas du tout été au cœur de mes préoccupations, lorsque la distribution s’est faite – tout simplement parce que je n’ai jamais auparavant été contrainte de penser de cette manière. Il m’a donc fallu adapter ma façon de travailler, tout en maintenant une ligne de choix qui commence toujours, pour moi, par la composition de l’équipe au plateau.
Tout a commencé par une conversation téléphonique, avec Léa Altman. Nous parlions de cette traduction que je venais de terminer, et de fil en aiguille, sans que l’on se souvienne bien si c’est elle ou si c’est moi qui ai lancé l’idée, nous avons évoqué l’éventualité de créer la pièce en français, avec elle sur scène. C’était un pari un peu étonnant, quand on pense que cette comédienne fêtera ses 70 ans bientôt et que Yunus Emre Gümüş imaginait plutôt des personnages dans la trentaine (mais c’est un autre sujet). Un jour, pas très longtemps après cet appel, elle est arrivée chez moi – depuis le Poitou-Charentes. Elle est restée quelques jours et nous avons travaillé sur la pièce. Une après-midi, elle s’est isolée un moment : lorsqu’elle est revenue, elle s’était changée de manière à apparaître comme Sultan – l’un des deux personnages. C’était une évidence. Et pour elle, j’ai choisi de mettre en scène cette pièce.
Il fallait ensuite trouver des partenaires pour Léa. C’est alors qu’il y a eu deux autres évidences. Au hasard d’une conversation avec Debora Moreira-Araújo, après une représentation des Aventures merveilleuses de l’inexistante Ayşe de Zeynep Kaçar, à laquelle elle avait assisté, j’ai glissé que je cherchais une comédienne pour jouer dans Les Criminelles – parce que je pensais que le rôle et le sujet de la pièce pourraient lui correspondre. Nous n’en avons pas reparlé tout de suite, car Debora est en pleine finalisation de sa thèse de doctorat. Pourtant, quelques mois plus tard, quand elle a pu enfin trouver le temps de lire le manuscrit, c’était décidé : elle ferait partie de l’aventure. Je n’ai pas précisé que Debora habite dans le Var. Mais à ce moment-là, ce n’était pas encore un sujet.
D’un autre côté et presque simultanément, une autre comédienne que j’avais sollicitée avait également accepté de faire partie de l’aventure : c’est Noémie Mailhol. Elle vit en Haute-Garonne.
À aucun moment en amont, je ne me suis préoccupée de la distance entre nous, parce que l’évidence humaine prévalait, comme cela peut arriver au théâtre – il me semble que Peter Brook parle de cela à propos d’Hamlet, d’ailleurs. Au-delà de l’évidence des rôles, il y a l’évidence humaine : il arrive que le souhait de travailler avec certaines personnes à certains moments permettent de donner vie à certains projets. C’est ce qui se passe avec cette équipe des Criminelles : je connaissais chacune des comédiennes de longue date, mais il y a une alchimie qui m’a conduite à associer ces personnes pour le temps de la création.
Voilà donc une distribution composée de Léa Altman, Debora Moreira-Araújo et Noémie Mailhol.
Géographiquement, cela donne : Alpes-Maritimes, Poitou-Charentes, Var, Haute-Garonne.
Je savais que la question de la distance allait se poser et j’avais quelques freins en tête, quelques solutions alternatives au cas où les kilomètres nous séparant finissaient par poser problème, et l’embryon d’un programme de travail dans lequel il existait un certain nombre de réponses possibles.
Deux principes prévalent aujourd’hui pour toutes les solutions que nous mettons finalement en place dans l’organisation des répétitions : l’équité et l’écologie.
Pour l’équité, c’est simple. Il suffit de penser que nous vivons à quatre endroits différents, et que chacune de nous devra se déplacer au moins une fois, pour aller à la rencontre des autres, durant un temps de répétitions en résidence. Cela est rendu possible par des partenariats que nous mettons en place : Le Bruit du Trapèze à Persac, le Centre Au Brana à Pauilhac (ARIAC de Gascogne), le Centre Transdisciplinaire d’Epistémologie de la Littérature et des Arts Vivants de l’Université Côte d’Azur, par exemple. D’autres partenariats sont encore en cours de construction.
Nous avons commencé par un atelier commun à Nice, où nous nous sommes toutes réunies pour amorcer le processus. Cela se poursuit par un travail individuel sur le rôle : dans un premier temps, je pars moi-même à la rencontre de chacune d’elle. Ensuite, nous nous retrouverons collectivement, selon le calendrier validé en équipe et avec les partenaires et qui est destiné à évoluer, au fil du temps et des nouveaux accords que nous trouverons.
La trame de nos répétitions est donc organisée en itinérance, en fonction du lieu de vie de chacune des comédiennes, pour que ce ne soient pas toujours les mêmes qui se déplacent. Il s’agit donc de créer l’opportunité pour pouvoir offrir un traitement égal à toutes les parties prenantes du projet.
Quand on parle d’équité, on parle aussi de durée – de temps de maturation et de réflexion sur le rôle. Pour cela aussi, nous aurions préféré, dans des circonstances plus simples, pouvoir nous rencontrer souvent. Cela ne sera pas possible autant que nous le souhaiterions. C’est pourquoi nous organisons des moments de recherche individuelle, avec un suivi en distanciel. Ce programme est construit autour d’une ligne précise et personnalisée pour chacune des comédiennes. C’est un défi important, parce que le théâtre a besoin des corps en présence, pour fleurir et devenir vivant. Dans ce projet précis, nous nous retrouverons à intervalles réguliers avec des objectifs collectifs, et dans les moments d’éloignement, chacune travaille individuellement.
Tout cela implique des déplacements importants, ce qui soulève une problématique environnementale, bien entendu. D’une manière générale, La Réenchanterie vise une ligne de conduite totalement fondée sur les principes de l’éco-création. Concrètement, pour les répétitions, lorsqu’on pense à la distance entre les comédiennes et la stratégie que j’ai proposé d’adopter, cela soulève deux points fondamentaux : les déplacements principalement, mais aussi la data dans une moindre mesure.
Pour les déplacements, nous faisons au plus simple : nous choisissons les moyens de transports les moins polluants (train ou covoiturage). C’est également l’occasion d’optimiser les voyages en proposant des activités connexes aux répétitions : la représentation d’une autre pièce ou un atelier, par exemple. Les trajets et le calendrier sont étudiés pour réduire au maximum le nombre de kilomètres parcourus. Nous mutualisons nos agendas pour trouver des synergies : lorsque l’une de nous se trouve à proximité, nous saisissons l’occasion pour travailler.
Voici un exemple très simple. Je partirai d’Antibes dans quelques jours pour un temps de laboratoire individuel avec Debora et avec Noémie dans le Var (car elle y sera en déplacement à ce moment-là : elle viendra en covoiturage de son côté). J’irai en voiture, mais accueillerai d’autres voyageurs en covoiturage. Ensuite, je rejoindrai Persac, toujours en covoiturage. À Persac, je travaillerai individuellement avec Léa et profiterai de l’occasion pour renforcer le partenariat avec Le Bruit du Trapèze, en donnant une représentation des Aventures merveilleuses de l’inexistante Ayşe, de Zeynep Kaçar, suivie d’un échange avec le public, notamment. Puis ce sera le retour en covoiturage à Antibes.
Pour la data, c’est pareil, nous faisons au plus simple. Nous limitons au maximum l’envoi de mails, en privilégiant les échanges physiques : clé USB, impression d’un seul manuscrit de la pièce par personne remis en main propre, et nous limitons nos temps de réunions en visio, notamment.
Le théâtre est un art vivant qui a pour principe la mise en présence des personnes et des choses pendant la représentation mais aussi, bien sûr, durant toute la phase de création. Faire le choix de la distance, c’est adopter une ligne de conduite dans laquelle l’absence a tout autant de valeur créative que la présence, et dans laquelle le cheminement jusqu’à la première représentation revêt une importance fondamentale parce qu’il n’est pas un temps de préparation mais de maturation, de rencontre et de partage. C’est un travail d’endurance et de persévérance, qui a vocation à nouer des liens solides et durables entre les personnes – et cela, c’est à mes yeux l’une des valeurs les plus importantes.