#6 intergénérationnel
Il y a l’expérience de la vie et il y a l’expérience de la scène. Il y a différentes perspectives dans nos expériences de la vie comme dans nos expériences de la scène. Dans cette expérience collective qu’est la création de la pièce, nous apprenons à parler un langage commun, qui est celui de l’œuvre et de ce que l’on va en faire sur le plateau. C'est un partage des expériences. Un travail intergénérationnel.
THÉÂTREÉQUIPEINTERGÉNÉRATIONNEL
Erica Letailleur
9/12/2024
Il y a l’expérience de la vie et il y a l’expérience de la scène.
Il y a différentes perspectives dans nos expériences de la vie comme dans nos expériences de la scène.
Il y a des gens qu’on croise à un moment et puis, bien des années plus tard, au détour d’une conversation, on se met à les découvrir sous un jour nouveau ou alors, on reprend la rencontre là où elle s’était arrêtée.
Léa et moi, nous nous étions rencontrées il y a 18 ans, d’après les calculs que nous avons faits. Elle était stagiaire et j’étais formatrice, même si nous avons compté qu’environ 28 ans nous séparent. C’était étonnant pour moi, à cette période-là déjà, et je me souviens m’être demandé à chaque instant, comme un refrain qui tournait en boucle continue dans ma tête, quelle légitimité je pouvais bien avoir moi, à former une femme de son âge et avec son expérience – si ce n’est la connaissance plus ou moins aboutie alors d’une méthode qu’elle ne connaissait pas.
Dix-huit ans plus tard, la rencontre se renouvelle. Toutefois, aujourd’hui, il n’est pas question de se demander si l’on fait bien ou si on est légitimes d’être là ou pas. L’urgence de la création, c’est de se dire qu’un travail se fait et qu’il doit être fait, comme il est fait de manière nécessaire. En ce sens, la participation de Léa à la création des Criminelles est nécessaire : elle ne peut pas ne pas être et ne peut pas être autrement qu’elle est.
Léa a cette expérience de la vie inaltérable, cette expérience de mère aussi, qui fait que le rôle lui « colle à la peau », comme on dit. Elle dit elle-même en souriant : « Sultan, c’est moi ».
C’est à la fois pour tout cela et pour rien de tout cela que Léa jouera Sultan.
C’est aussi et peut-être d’abord parce qu’elle a une voix très grave, rauque, qui résonne comme le bruit que fait la mer qui s’engouffre dans un écueil, comme un rugissement du ciel avant le tonnerre, ou comme le son que fait le vent quand il traverse une forêt profonde. Elle porte dans sa voix une sorte de poids et en même temps d’immuabilité qui terrifie et intrigue à la fois. Elle a aussi cette volonté puissante de construire son travail de comédienne autrement.
L’idée, ce n’est absolument pas de faire table rase des savoir-faire qu’elle a accumulés au cours de sa carrière, mais de les canaliser pour ce rôle précis, dans le cadre de la création que nous sommes en train de construire, ensemble.
D’un côté, il y a Léa, donc.
De l’autre côté, il y a deux jeunes comédiennes : Debora et Noémie. Jeunes par leur âge, mais aussi dans leur expérience de la scène. Chacune d’elles, à sa manière, semble taillée pour le rôle par ses qualités et ses contradictions : préciosité et brutalité, force et fragilité, élégance et maladresse. Elles aussi, pourraient dire, dans une certaine mesure, que le rôle de Yeşim les traverse à bien des degrés.
C’est à la fois pour tout cela et pour rien de tout cela que Debora et Noémie joueront Yeşim.
C’est aussi et peut-être d’abord parce que Noémie comme Debora ont un pied au théâtre et un autre quelque part dans les arts vivants en général, jusqu’aux arts martiaux. Peut-être parce qu’elles ont un rapport au corps et à son apparence qui fait que pour chaque action qu’elles réalisent, elles savent parfaitement la conscientiser pour faire vibrer l’espace en aboutissant le geste. Elles sont aussi toutes les deux engagées de manière puissante et irrévocable dans ce projet : c’est le plus important.
L’idée est de les guider avec les bases d’une méthode particulière qui va devenir la nôtre, tout en leur permettant de se nourrir dans leur jeu de leur propre expérience du théâtre, de la scène et des arts vivants, dans tout leur éclectisme.
Zeami dit : « … alors qu’il était devenu un vieil arbre aux rameaux, au feuillage rares, sa fleur ne s’était point flétrie. »[1] Notre travail sur les Criminelles, c’est un processus qui offre à Léa un espace-temps pour digérer sur la scène son expérience du théâtre. Ce cheminement permet également à Debora et à Noémie de se nourrir de ce qu’elles ont déjà accumulé pour l’enrichir et le développer jusqu’à le faire mûrir. Zeami dit : « C’est l’âge où l’on doit être maître de ses expériences passées, mais c’est aussi le moment où l’on doit s’aviser des moyens qui assureront l’avenir. »[2]
Léa | Debora et Noémie | moi : nous parlons chacune un langage de la scène différent, par notre passé plus ou moins long, plus ou moins débordant de théâtre. Dans cette expérience collective qu’est la création de la pièce de Yunus Emre Gümüş en français, nous apprenons à parler un langage commun, qui est celui de l’œuvre et de ce que l’on va en faire sur le plateau.
C’est un partage des expériences qui est par essence aussi, un travail intergénérationnel.
[1] Zeami, La Tradition secrète du Nô, traduction René Sieffert, Gallimard / Unesco, coll. Connaissance de l’Orient, Paris, 1960, p. 69.
[2] Idem, p. 68.